« Quand on jette
un coup d’œil en arrière, rien ne paraît plus inoffensif que le début d’une
révolution. Ce début est toujours peu apparent, paisible, parfois touchant » [1]. Cette impression exprimée au sujet des milieux intellectuels
révolutionnaires russes un demi-siècle avant la révolution d’Octobre s’impose également devant la rigueur morale et la
haute idée qu’un certain nombre de Cambodgiens de gauche se faisaient de la
politique un quart de siècle avant la révolution d’avril 1975. Les
révolutionnaires qui parviennent aux commandes ne sont certes pas toujours les
plus brillants et ceux qui paraissaient dotés de réalisme et de sens critique
peuvent, plus tard, céder aux passions de l’instant présent, ou se complaire dans
une torpeur bureaucratique. De plus, les « révolutions » ou les
simples coups d’Etat émanent le plus souvent d’une
période de troubles sociaux et économiques, qui entraînent des luttes internes
et ne laissent pas les psychologies intactes. Dans le cas du Cambodge, le
renversement « révolutionnaire » pris corps, plus qu’ailleurs, sous
le pilon des bombes incendiaires. La première mesure prise par les dirigeants
réels de la coalition monarchiste-révolutionnaire
menée par le prince Sihanouk fut de vidée la capitale Phnom
Penh de ses habitants en quelques jours. On peut
trouver des raisons immédiates à cette mesure, allant du besoin de procéder à
la récolte à celui de neutraliser les hauts fonctionnaires de l’ancien régime.
Certains historiens et praticiens des révolutions avaient cependant posé le
problème de la difficulté de prendre en main les villes en cas de victoire
révolutionnaire. Pour ne prendre qu’un exemple, dans La Grande Révolution, ouvrage lu par Pol
Pot à Paris comme il le confia à Nate Thayer en 1997, et que nous avons attribué à Kropotkine, ce
dernier posait le problème des villes en période révolutionnaire en ces termes,
au début d’un chapitre:
« Une des principales difficultés pour chaque révolution, c’est de
nourrir les grandes villes. Les grandes villes sont aujourd’hui des centres
d’industries diverses qui travaillent surtout pour les riches ou pour le
commerce d’exportation; et ces deux branches chôment dès qu’une crise
quelconque se déclare. Que faire alors pour nourrir les grandes agglomérations
urbaines ? » [2].
Ceci montre en quoi il peut être instructif de se demander comment sont nées et comment ont évolué les convictions des
futurs dirigeants. Nous verrons que ces étudiants communistes ou
« progressistes » constitués en associations essayaient de comprendre
et de résoudre les problèmes sociaux du Cambodge. Qu’en tant que
« colonisés » opposés à l’ingérence française au sein de la politique
et de l’économie cambodgienne, ils nouèrent des relations avec une opposition
politique française communiste particulièrement active et influente au sortir
de la guerre. La lecture des œuvres de Thorez, Lénine, Staline et Mao, ou
d’autres textes militants, universitaires ou littéraires, leur ont-ils alors
fourni l’essentiel des idées et des principes qui allaient les guider ?
Et, par la suite, quelles furent les circonstances exactes et la visée
politique précise qui aboutirent à trois ans huit mois et vingt jours de
travaux collectifs, de privations, de misère, d’oppression, au lieu d’engendrer
« un Kampuchéa nouveau à tous les égards » [3] ?
Voici
les quelques questions auxquelles cette étude tente de répondre en analysant
des textes d’époque allant de la satire politique à des thèses soutenues à Paris,
ainsi que des documents d’archives françaises et cambodgiennes, et des textes
en langue anglaise insuffisamment connus en France : ouvrages et analyses de
David Chandler, Michael Vickery, Steve Heder, Karl D. Jackson, Kenneth M. Quinn,
et Gareth Porter. David Chandler, Ben Kiernan, et Steve Heder sont les
chercheurs qui ont le plus contribué à reconstituer l’histoire du mouvement
communiste cambodgien, à travers une perspective historique et politique, en
général axée sur l’étude du contexte social et des différentes phases qui
préludèrent à l’accession et à l’exercice du pouvoir du noyau dirigeant. La
problématique de notre recherche est de prendre en compte la naissance et
l’évolution des convictions des futurs dirigeants, de comprendre, non seulement
les circonstances, mais aussi le projet politique ou la vision anthropologique
qui était les leurs et a finalement abouti à trois ans huit mois et vingt jours
de travaux collectifs, de privations, de misère, d’oppression, au lieu
d’engendrer « un Kampuchéa nouveau à tous les égards » [4].
Le démantèlement du mouvement communiste cambodgien à la fin des années
quatre-vingt dix nous a également permis de rencontrer des témoins de tous
bords avec plus de facilité, d’entreprendre quelques échanges plus ou moins
approfondis avec d’anciens cadres communistes, essentiellement des milieux «
intellectuels », comme en avaient déjà eu depuis peu Steve Heder,
Henri Locard et Nate Thayer (lequel a aussi interrogé Ta Mok, Pol Pot et Nuon Chea), ou, il y a plusieurs années et dans d’autres circonstances
historiques, Steve Heder, Elizabeth Becker et
Christophe Peschoux.
Dans un premier temps, des historiens ont retenu dans le processus de
mûrissement des positions révolutionnaires du P.C.K., l’importance de la
filiation maoïste, avec au sein des hauts cadres une tendance pro-vietnamienne rapidement écartée, et dont certains
représentants occupent encore des fonctions élevées dans l’organigramme de l’Etat. Mais les recherches ultérieures ont révélé que tous
les membres du Comité Permanent du Comité Central du P.C.K. avaient été formés
plus ou moins longuement à l’école Vietminh et que certains dissidents promus in fine par les Vietnamiens les avaient
farouchement combattus jusqu’en 1978, avant de se résigner à accepter leur
protection. Le passage de bon nombre de hauts responsables en France n’a
jusqu’à présent été que survolé [5], parfois
pour souligner que ce passage a pu les rendre plus nationalistes que leurs
camarades combattants du maquis. L’héritage français est pourtant pris suffisamment
en compte quand il est question d’Hô Chi Minh, de Deng Xiaoping, de Chou Enlai ou de Jiang Zemin.
Or l’originalité des dirigeants du P.C.K. provient en partie de ce qu’ils ne passèrent pas, à
l’inverse de Deng et d’Hô, par les universités de
Moscou.
S’ils n’ont pas été formés politiquement dans les universités françaises,
le bagage théorique qu’ils emportèrent de France ne s’est pas perdu au milieu
des slogans et des techniques vietnamiennes et maoïstes de combat et
d’organisation des populations. Il a contribué à les faire accepter. Une fois
rentrés au Cambodge où ils se consacrèrent presque tous à l’enseignement, leurs
activités et leurs idées furent noyées dans le secret de la clandestinité, ou
diluées dans une langue de bois toute tendue vers une politique frontiste. En
France, les futurs dirigeants kampuchéens
n’entretenaient pas encore le secret. Leurs convictions d’alors peuvent être
assez bien restituées, quand le communisme était une visée plus qu’une
technique. Leur formation ultérieure auprès d’instructeurs nord-vietnamiens,
voire chinois ou autres, est également riche en concepts, en formules, en
techniques de prise du pouvoir, ainsi qu’en méthodes de propagande, de
conditionnement, de contrôle, ou de répression de la population.
Une
fois leur séjour d’études achevé, ces militants sensibilisés aux questions
politiques participèrent à la lutte pour l’indépendance, puis tentèrent par
divers moyens d’exprimer leurs projets de réforme au sein d’un paysage
politique cambodgien peu ouvert à l’échange des idées. Ils prirent part, aux
côtés d’indépendantistes locaux, à l’édification d’un mouvement des
travailleurs à une époque où celui-ci œuvrait en relations suivies avec le
Parti des Travailleurs du Vietnam, essentiellement jusqu’en 1954. Ensuite, tout
au long des années 1963-1975, le mouvement révolutionnaire se développa dans
les campagnes, se nourrissant de l’expérience de lutte et de pratique politique
du Front de Libération vietnamien, et subissant l’influence idéologique relative
de la Chine à, jusqu’à se construire de manière autonome à mesure que
s’accumulaient les signes de dégradation de solidarité avec le mouvement
révolutionnaire conduit par le Nord-Vietnam. A la
faveur de la guerre à forte teneur impérialiste de 1970-1975 et de l’aide
fournie par des tiers, une nouvelle organisation sociale fut mise en place dans
les territoires contrôlés. Cette guerre allait affecter durablement la ligne du
Parti et le comportement de ses membres.
La
réflexion sur les facteurs politiques et sociaux qui ont déterminé la politique
du P.C.K. débute à peine. Reconstituer les racines intellectuelles de la
révolution cambodgienne peut apparaître comme une quête ardue puisque les
dirigeants les ont occultées au pouvoir en se réclamant d’un socialisme sans
modèle et indépendant. Reste alors à l’historien à étudier par étapes le
contexte historique qui a modelé les figures dirigeantes du mouvement
révolutionnaire.
En
1864, la royauté Khmère, jusqu’alors tributaire des Siamois et des Vietnamiens,
se plaça, non sans hésitations et retournements, sous le « protectorat »
de la France, après que le militaire et hydrographe Doudart
de Lagrée eût retenu le roi
Norodom qui s’apprêtait une nouvelle fois à se diriger vers Bangkok. Par cette
manœuvre énergique, les colons français obtenaient des droits de commerce, de
propriété et de circulation, et disposaient d’une zone tampon entre le delta du
Mékong qu’ils contrôlaient déjà et la Thaïlande, dont ils craignaient
l’expansionnisme. Les fonctionnaires cambodgiens furent maintenus à leur
fonction locale et se détachèrent progressivement de l’influence du Siam, si
bien que les occupants ne rencontrèrent guère de grandes difficultés à asseoir
leur présence au moyen d’une vingtaine de chaloupes à vapeur, et à la maintenir
un certain temps. Un peu plus tard, une révolte anti-française, survenue en
1885-1886 sous l’apparente direction de Si Vattha [6] fut
matée. C’est alors que le Siam se décida à reconnaître le « protectorat » français,
le 18 juillet 1887. Sous les Français, la société cambodgienne tarda à se
développer. L’élite des fonctionnaires, fragilisée par un statut relativement
précaire et confortée par la doctrine bouddhique du karma, jugeait de son bon droit de s’enrichir du surplus prélevé
sur la production agricole. Elle orientait progressivement ses dépenses vers
l’étranger, au bénéfice des Français, et par l’intermédiaire des commerçants
Chinois dispensés par les autorités françaises de corvées, de réquisitions et
de service militaire. Les paysans, s’ils avaient reçu l’assurance d’être
propriétaires, ne trouvaient pas grand intérêt à enrichir les usuriers et à
traiter avec les fonctionnaires « mangeurs » de pouvoir. Ils ne
voyaient d’issue favorable à leur condition que dans une vie future. Quant à
l’esclavage pour dettes et à la piraterie, ils subsistaient sous des formes parfois
plus aiguës qu’avant l’instauration des lois françaises, et ce avec la
collusion des autorités locales [7].
A la faveur de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement
pour l’indépendance de la gestion des affaires du pays se renforça de manière
durable. Les gestionnaires français consentirent à offrir plus de
responsabilités à ceux qu’ils considéraient comme les dignes descendants des
constructeurs d’Angkor. Dans le même temps, en 1941, ils plaçaient un Roi, le
prince Norodom Sihanouk, qui, en raison notamment de sa jeunesse, semblait le
prétendant au trône le plus accommodant à leur égard. En mars 1945, le coup de
force japonais engendra la proclamation de l’indépendance vis-à-vis des
Français. Le 9 août, un coup d’Etat mené par
l’indépendantiste Son Ngoc Thanh,
un Cambodgien originaire de Cochinchine (un Khmer
krom) renversa la royauté. L’expression du
patriotisme put s’exprimer plus largement jusqu’au
mois d’octobre, date du retour des Français, aidés militairement par les
Britanniques. Son Ngoc Thanh fut arrêté le 15 octobre 1945 par les hommes
du gouvernement de Gaulle au motif qu’il s’était comporté en traître. Il fut
maintenu en résidence surveillée à Poitiers jusqu’en octobre 1951. Parallèlement,
pour ne pas s’aliéner toutes les élites indigènes, les Français firent quelques
concessions politiques [8].
En 1946, des élections furent organisées et furent
remportées par les démocrates, essentiellement en raison de leur position
nationaliste, et de leur crédit auprès des bonzes et du père du roi, le prince Suramarit. La démocratie en marche resta encore instable,
victime à la fois des manœuvres du Roi et des Français, qui se livrèrent à des
arrestations dès le mois de mars 1947, et des manifestations fractionnelles au
sein du Parti Démocrate, après la mort, en juillet 1947, du chef du gouvernement
Sisowath Youtévong âgé de
trente quatre ans [9]. Comme
l’écrivait le professeur de droit C. G. Gour, il suffisait au Haut-Commissariat, pour paralyser l’action du gouvernement,
« de soulever une question par jour sur un problème, même d’ordre
mineur, afin d’absorber toute l’activité des ministres » qui manquaient de
secrétaires dactylographes [10].
En 1948, certains députés furent touchés par un scandale
de vente illicite. Le chef de la police, Yem Sambaur, détruisit les dossiers compromettants. Le chef du
cabinet, Chhean Vam, demanda à ce que Sambaur
soit arrêté, mais, devant le refus de se collègues du cabinet, il fut amené à
démissionner. La faction Yem Sambaur
en sortit renforcée. Celui-ci rejoignit les libéraux pro-monarchistes
en novembre, et en janvier 1949, Sambaur et ses
collègues firent tomber le ministère Penn Nouth car
le ministre des finances avait favorisé sa famille dans la délivrance de
licences de pêche. Sihanouk put alors placer le chef
de gouvernement qui avait ses faveurs, Sambaur. Les
démocrates refusèrent de servir ce gouvernement qui comprenait des membres de
Partis inexistants à l’Assemblée Nationale. Par ailleurs,
Sambaur attira le mécontentement voir l’hostilité des
démocrates lorsqu’il fit construire un casino, ferma les principaux
établissements secondaires du pays à la suite de grèves d’élèves, mena campagne
contre la corruption parmi les parlementaires anciens membres du gouvernement,
obtint des concessions de la part des Français, trop limitées peut-être, dans
la direction de l’indépendance, [11] envisagea
de ratifier un traité avec la France cantonnant l’indépendance du pays à l’intérieur
des limites de l’Union Française. L’Assemblée vota une mention contre lui, mais le Roi autorisa
Sambaur à dissoudre l’Assemblée
en septembre 1949 et Sambaur, à nouveau nommé premier
ministre, se mit à gouverner par décret. Le Roi, comme les colons français,
avaient jugé les membres démocrates de l’Assemblée
trop conciliants vis-à-vis des combattants Issaraks
indépendantistes qu’ils avaient parfois autorisé à rallier le pouvoir (ce que
firent à leur tour Sihanouk et Sambaur passés
quelques mois, puis Sihanouk en 1954). Des grèves amenèrent le gouvernement à
fermer des établissements secondaires, notamment à Phnom
Penh. En janvier 1950 survint l’assassinat du chef
démocrate et président de l’Assemblée Nationale Ieu Kœuss, au siège du parti démocrate, ce qui ne fit
qu’accroître la suspicion à l’égard de Sambaur, y
compris auprès des étudiants parisiens de l’Association
des Etudiants Khmers (A.E.K.). Un ancien secrétaire général de l’A.E.K., Mey Mann, ami de Saloth Sar / Pol Pot se souvient que cette dernière avait
envoyé une pétition au gouvernement Yem Sambaur demandant la réouverture du Lycée Sisowath. Sambaur démissionna
finalement en mai 1950 [12]. Le futur révolutionnaire Ieng Sary, qui arriva en France
octobre 1950, participa à des manifestations démocrates contre Sambaur. En
août 1952, l’A.E.K., revenait sur les manœuvres
royales de cette époque dans un dialogue fictif où la Mère (sous-entendu du
Roi) livrait toute son inquiétude à son fils : « Dans deux jours, le
gouvernement démocrate va interroger "Sambo".
A ce moment-là, se dévoileront les secrets du lancement de la grenade sur
"Iev Koeus", de
mes relations avec "Sambo", du poivre et du
casino. Tout sera dévoilé et je crains les roturiers » (cf. document 9).
Le prince Sihanouk, parvenu à la tête du gouvernement,
tenta de changer la Constitution et chargea un gouvernement débarrassé de toute
présence démocrate de préparer les élections de 1951. A leur issue, les
Démocrates étaient sur la défensive, leur majorité n’étant plus aussi écrasante.
Le Viet Minh et les Issaraks n’avaient pas appelé à voter, et une large partie du Nord du pays était tenue par le
combattant rallié au pouvoir royal Dap Chhuon. Son Ngoc Thanh, arrêté par les forces françaises en 1945,
probablement avec l’aval de Sihanouk, ne rentra d’exil qu’après les élections,
en octobre 1951, semble-t-il aux frais même de Sihanouk qui devenait d’un coup
reconnaissant de la façon dont Thanh avait soutenu sa
position de Roi auprès des Japonais. Les étudiants de l’A.E.K.
qui lui avaient rendu visite à Poitiers avant son départ avaient été déçus
d’apprendre qu’il n’envisageait pas de mener la lutte armée. Peut-être un
accord a-t-il été conclu entre les deux leaders ? Néanmoins, peu de temps
après son retour, Thanh s’attendit à être arrêté une
troisième fois, et partit pour le maquis le 9 mars 1952. Les Français et le Roi
s’en prirent alors aux Démocrates qui refusaient ou tardaient à le traquer. Ils
le soupçonnaient d’être entré en contact avec des émissaires Vietminh.
Pourtant, à lire son journal, Khmer Krauk (« Khmers réveillez-vous ! »), il
n’en partageait pas les idées, et des témoignages indiquent qu’il s’allia
plutôt avec des Issaraks du Nord car il craignait une
prise en main vietnamienne. Les autorités ne tardèrent cependant pas à
interdire son journal, le 25 mars [13].
La plupart des sources françaises du début des années
cinquante, émanant de responsables du « protectorat », ne manquent pas de discréditer le Parti Démocrate
pour ses dérives tyranniques. Celui-ci aurait fermé des journaux et placé ses
hommes aux postes de commande faute d’opposition à l’Assemblée.
Une des principales « victimes » semble avoir été le Parti Rénovation
Khmère, dirigé par Lon Nol, qui dénonçait certains abus de pouvoir et
l’utilisation de la force à son égard. Précisons que le Parti Rénovation était
partisan de « la conservation de la monarchie et de la démocratie » et que les démocrates considéraient les
membres de « Rénovation » comme un groupe de mandarins qui s’étaient opposés à
ce que le Cambodge se dote d’une nouvelle Constitution [14].
Il semble pourtant que les Démocrates préféraient
répondre aux critiques de l’opposition au sein de leur journal, plutôt que de
la museler. Un moment de tension l’illustre assez bien. En mai 1952, les
membres du Parti de Lon Nol
accusaient le gouvernement Huy Kanthoul (Parti Démocrate) d’avoir usé de la force et
d’avoir dénié des droits à d’autres citoyens. Le 3 juin, le Roi avait appelé à
ce que les querelles cessent. Dans son message oral du 4 juin, Sihanouk
reprochait au gouvernement de ne pas avoir de position claire face aux rebelles
et à la propagande de Son Ngoc Thanh.
Comme l’indiquait le Roi, les rebelles cherchaient une véritable indépendance
par les armes, et voyaient en sa personne une marionnette sans sentiment
patriotique. Sihanouk s’en défendait alors en soulignant qu’il avait obtenu la
restitution de Battambang. Les archives françaises rapportent que le
gouvernement démocrate avait pris prétexte de la diffusion de tracts anti-gouvernementaux
en juin par les hommes de Dap Chhuon
pour arrêter le 8 juin les leaders de l’opposition « dont Yem
Sambaur, ancien président du conseil et ami du Palais
» pour complot contre la sûreté de l’Etat. Michael Vickery et David
Chandler précisent que le gouvernement interrogea les principaux dirigeants de
droite, Lon Nol et Yem Sambaur, que le premier, en
possession de mitrailleuses, fut relâché au bout de quatre heures car il
détenait une autorisation pour les posséder, et que le deuxième, en possession
de grenades, et suspecté par ailleurs d’avoir organisé l’assassinat de Ieu Koeuss deux ans auparavant,
le fut le lendemain. Cet épisode montrait finalement bien l’étendue de la
tolérance du gouvernement [15].
Quelques temps après le communiqué du Roi, indiquent les
archives, l’Agence de Presse Royale n’en avait pas
imprimé l’intégralité. Le Roi le fit alors publier par le Conseil du Royaume,
et le Parti démocrate réfuta les « allégations » du Souverain. Devant « une
telle outrecuidance », commente le rapport français, le Roi aurait décidé
d’user de son droit constitutionnel de « dissoudre l’Assemblée
Nationale sur proposition du Conseil des Ministres » (article 38). Il signifia
d’abord son renvoi au Cabinet démocrate, le 15 juin, tandis que des troupes
françaises, dont un bataillon venu du Maroc, prenaient position dans la
capitale et autour de l’Assemblée Nationale, puis
prit la direction d’un gouvernement d’Union
Nationale, pour la faveur duquel l’Assemblée Nationale
décida finalement de voter, derrière une « unanimité de façade ». Sihanouk
parvenait ainsi à dissoudre l’Assemblée le 21 juin,
quatre jours après avoir décrété l’interdiction de toute réunion à caractère
politique. Pour faire bonne figure devant les manifestants qui, depuis le mois
de mai 1952 réclamaient de plus en plus bruyamment l’indépendance, il annonçait
sa volonté de protéger le Peuple face aux rebelles, de pacifier le pays et
d’obtenir l’indépendance progressivement au terme de son mandat
[16]. Selon l’étudiant progressiste et futur membre du Parti
Démocrate Phung Ton, qui, était en 1954 membre de l’A.E.K.,
le « Coup d’Etat du 15 juin 1952 » s’était déroulé
après que le gouvernement eût refusé d’entreprendre, à la demande de Sihanouk, « une action d’envergure contre la
dissidence » [17] et surtout contre Son Ngoc Thanh. Et le parlement soutenait sur ce point le
gouvernement :
« Le coup d’Etat du 15 juin
lui avait permis de concentrer l’exécutif entre ses mains, mais le pouvoir
législatif appartenait encore à une assemblée qui se cantonnait dans une sourde
opposition. La dictature ne saurait s’accommoder avec celle-ci; la dissolution
du Parlement était jugée nécessaire [elle eut lieu le 13 janvier 1953] » [18].
Le 13 janvier 1953, alors que la jeunesse ne se
démobilisait point, le souverain, par crainte peut-être que les démocrates
n’instaurent une République, demanda à l’Assemblée de
voter un budget privilégiant les crédits à la défense plutôt qu’à l’économie et
au social, et d’autre part de lui accorder des « pouvoirs exceptionnels » [19] ou des
pleins pouvoirs, ce qu’elle refusa en se basant sur la constitution. Il décréta
alors lui-même la nation en danger, envoya les troupes autour de l’Assemblée aussitôt dissoute, emprisonna sept démocrates en
tant que partisans de Son Ngoc Thanh
et de Ea Sichau qualifiés de
communistes et d’alliés du vietminh par le journal de Lon
Nol, et remplaça l’Assemblée
Nationale par un Conseil consultatif national de fidèles [20].
Dans sa thèse de droit, Phung
Ton montrait que cette dissolution relevait d’une interprétation fallacieuse de
l’article 21 de la Constitution stipulant que « tous pouvoirs émanent du Roi », alors que le gouvernement était
théoriquement responsable devant l’assemblée. D’après Douc
Rasy, docteur en droit et actuel président de la Ligue
Cambodgienne des Droits de l’Homme et du Citoyen, «
la Constitution de 1947 portait en elle les germes de sa destruction » [21]. Elle déclarait en effet dans ses articles 21, 23,
38 et 52 que « tous les pouvoirs émanent du Roi », que le pouvoir exécutif
était « exercé au nom du Roi par les ministres », que le Roi avait « le droit de dissoudre sur la proposition
du conseil des ministres » et que les députés juraient fidélité au Roi et à la Constitution .
Quoi qu’il en soit, la manœuvre de Sihanouk traduisait
sa crainte qu’une révolte éclate et lui ravisse le pouvoir. Cette révolte
couvait depuis plusieurs années déjà.
Après la deuxième guerre mondiale, les forces du
changement étaient essentiellement démocrates, mais leur expansion fut
rapidement bloquée et laissa place à un mouvement d’opposition plus souterrain
profitant du soutien extérieur venu du Vietnam. Mais ce n’est qu’après 1949 que
fut renforcée la coordination des indépendantistes khmers avec les forces vietnamiennes [22]. De 1947
à 1950 les activités du « Vietminh » (la Ligue pour l’indépendance du Vietnam)
se déployèrent peu. L’arrestation de Son Ngoc Thanh en octobre 1945 avait déclenché la fuite vers le Sud-Vietnam de bon
nombre de Vietnamiens de Phnom Penh,
par crainte de représailles. En 1947, les moins compromis politiquement d’entre
eux revinrent du Sud-Vietnam ou du Siam, rassurés par
l’attitude compréhensive des services français. Les bases cambodgiennes étaient
plus distantes du Nord-Vietnam que les bases
laotiennes, et un coup d’état militaire à Bangkok contre le prince Pridi avait interrompu les liaisons avec les foyers
d’agitation du Nord-Ouest au Cambodge. A Phnom Penh, les actions de la
Ligue des Emigrés Vietnamiens pour le Salut National étaient entravées par les
arrestations des Services de Sécurité français du Haut Commissariat au Cambodge [23]. En dépit
de ces difficultés, la construction d’un mouvement anti-colonialiste
révolutionnaire suivit son cours, étape par étape.
En 1947, au Nord Vietnam, une première conférence
d’alliance du Parti Communiste Indochinois reconstitué en trois branches avait
réuni des représentants du Vietnam, du Cambodge (dont Sieu
Heng), du Laos et de la Thaïlande (en la personne du
prince Pridi qui soutenait les rebelles cambodgiens
depuis 1945) [24].
En 1948, le « Plan Nguyen Thanh Son », du nom du
commandant en chef du front du Cambodge, prévoyait qu’une délégation du
Vietminh s’occuperait « exclusivement
de l’aide à apporter au Cambodge indépendant (…) Sa mission
consistera à "créer un Gouvernement Provisoire du Cambodge indépendant
comprenant les représentants de toutes les forces de résistance" ». Pour Nguyen Thanh Son, ce pays jouait
le rôle stratégique fondamental d’étape sur la route du Siam. De plus, l’armée
de libération cambodgienne devait servir d’abcès de fixation pour les troupes
françaises dans la guerre d’Indochine. Ce plan montre que le Livre Noir écrit par le service de
propagande du K.D. n’avait pas entièrement tort en prêtant aux Vietnamiens le
désir de se servir du Kampuchéa comme d’un tremplin pour leur expansion en Asie
du Sud-Est
[25].
Le 16 juin 1949 fut inauguré un Parti de la
Reconstruction Nationale (Muttakhear) présidé par le Khmer krom Son Ngoc
Minh, déjà présent à la conférence de 1947, et comprenant
Tou Samouth (chargé de
l’information), Sieu Heng (affaires
militaires et intérieures), et Chan Samay (affaires
économiques et financières). Le 12 mars 1950 se tint un « grand congrès des cadres », réunissant des responsables
politiques et militaires du Nam Bô
(la Cochinchine), un Comité de mobilisation du peuple, des Comités de
mobilisation des Khmers et Chinois du Nam Bô, des délégués de l’interzone de l’Ouest,
et enfin une délégation du Comité des Cadres Khmers, comptant dans ses rangs
Son Ngoc Minh – le chef - Tou Samouth, Chan Samay (qui aurait séjourné une dizaine d’années en France),
Sieu Heng, Chan Dara, Keo Moni,
Sarœun, Satara, Chau Yin et Nai Saran (il s’agit
de Ney Saran, plus connu sous le K.D. sous son pseudonyme de Ya). Ce congrès décida de la création, le 19 avril
1950, d’un « Comité Central de Libération du Peuple Khmer », ou d’un « Front Issarak
Unifié » (traduction française de Samakum Khmer Issarak, Association ou Communauté Khmère Emancipée) [26]. Mais cela n’inaugurait pas l’indépendance du
mouvement anti-colonialiste cambodgien. Les opérations au Cambodge dépendaient
du chef du « Bureau Central Sud », le métis khméro-vietnamien
Sieu Heng, qui supervisait
les comités de cadres (Ban Can Su)
chargés des trois zones cambodgiennes (mien),
subdivisées en secteurs (vung),
en districts (srok),
en communes (khum)
et en villages (phum).
Le 8 février 1951, deux comités des cadres, dont un composé exclusivement de
conseillers vietnamiens, furent réunis sous la présidence du numéro deux du
parti du Nam Bô, Lê Duc Tho, pour préparer les
statuts provisoires d’un Parti cambodgien qui fut créé en juin sous le nom de «
Parti Révolutionnaire du Peuple cambodgien » par le service extérieur du Nam Bô (Nguyen
Thanh Son), avec l’accord du Comité des Cadres du Cambodge. A
l’issue de son deuxième congrès en février 1951, le Parti Communiste
Indochinois clandestin éclatait en partis vietnamien (Lao Dong, Parti des travailleurs), laotien (Parti de l’Indépendance laotienne), et cambodgien. Le concept de «
fédération indochinoise » aurait alors été abandonné au profit de celui d’«
esprit de solidarité » qui liait les trois Etats en formation. Aussi les trois
organisations vietminh se réunirent-elles le 11 mars 1951 sous un comité
directeur permanent dit « d’Alliance des Peuples du Viet-Nam, Khmer et Pathet-Lao ».
Un schéma de l’organisation rebelle du Secteur Est-Cambodge,
établi d’après les déclarations d’un vietnamien rallié, indique qu’en mai 1951,
le Comité Central de Libération du Peuple du Cambodge dirigé par Son Ngoc Minh était contrôlé par un
supposé Parti Communiste Cambodgien (Dang Bô Cao-Miên) et recevait ses
directives du Comité des Affaires Extérieures (Ban Ngoai
Vu) dirigé par Nguyen Thanh
Son [27]. En 1952, un gouvernement de la résistance Khmère
fut créé avec Son Ngoc Minh
pour président, Chan Samay pour Vice-président, Tou Samouth pour ministre de
l’intérieur, Keo Moni aux
Affaires Etrangères, Chau Yin à l’Education
et Sos Man à la Religion. De juillet 1953 à avril 1954, Keo
Moni, Sos Man, Mey Pho, Ney Saran et Non Suon étaient formés
à l’école de la guérilla Tay Nguyen au centre du
Vietnam. Grâce à cette organisation militaire, la rébellion prit de l’ampleur
contre un gouvernement protégé par la présence française et dont les finances
s’appuyaient, selon Thanh Son, sur des impôts et des
taxes très impopulaires (sel, alcool, jeux de hasard, patentes commerciales) [28].
Les tracts de cette époque se cantonnaient avant tout à
l’opposition à la monarchie, et, d’un point de vue organisationnel, mettaient
l’accent sur l’importance de la discipline.. En juin-juillet 1952,
des tracts issaraks accusaient la monarchie
absolue de crucifier la constitution, de vouloir faire rentrer le peuple dans
une cage de fer et le faire revenir au temps du rationnement du sel et du
filage du kapok. En novembre 1951, une brochure dénommée Issarak célébrait le patriotisme
et la combativité des troupes et des paysans contre l’ennemi, mais aussi
l’anniversaire de la révolution bolchevique « victorieuse grâce à un Parti
politique dirigeant ». « La Révolution n’est victorieuse que dans tout pays
ayant un parti révolutionnaire pour diriger la révolution (...) Toute Nation dirigée
par un parti juste épris de vérité et authentiquement patriote est comparable à
une pirogue possédant un gouvernail, ou un homme possédant un cerveau » [29].
Les statuts provisoires du P.R.P.C. mentionnaient
également que le Parti était « l’armée d’avant-garde du peuple du Cambodge » (cf. document 5), et, au pouvoir Pol Pot dira que « ne pas
avoir de ligne de conduite correcte équivaut à être aveugle »
[30]. Ces statuts reposaient, comme pour les deux autres
partis d’Indochine, sur le principe de la démocratie populaire (cf. document 5 en annexe), mais s’en distinguaient par
l’absence de référence aux « grandes doctrines de Marx, Engels, Lénine et Mao Tsé-toung ». Nul n’a jamais considéré le P.R.P.C. comme un
parti réellement communiste, et Pol Pot lui-même le représentait à la fin du
mois de septembre 1976 comme une organisation temporaire sans statuts, sans
stratégie et sans ligne [31]. La date consacrée pour la fondation du Parti cambodgien,
le 30 septembre 1951, est une reconstruction postérieure du Parti, prise au
congrès du 30 septembre 1960.
Selon une source vietnamienne, le Comité Central du
P.R.P.C. comprenait alors Son Ngoc Minh, Tou Samouth,
Sieu Heng, Chan Samay, Souvanna alias
Sao Phim, Tuc Nhung et Nuôn Chea, mais l’on peut douter
de la réelle compétence de ce C.C. ou de son existence [32].
Un document de 1952 du mouvement Vietminh décrivait la
situation du « Comité du Parti du Cambodge en 1950 », alors qu’il était sous
la direction du Comité du Sud-Vietnam, lui-même
délégué du Sud-Ouest du Sud-Indochinois:
« Au moment de
l’unification, le parti comptait 1300 camarades dont 40 camarades Cambodgiens.
Présentement le nombre est porté à 4 000 dont 1 000 Cambodgiens (...) Le Comité
du Parti du Cambodge est responsable de la formation du Parti du Peuple
révolutionnaire du Cambodge et du Comité du Parti du travail vietnamien au
Cambodge (afin de ) (...) former les piliers du front issarak » [33].
D’autres évaluations vietnamiennes signalaient 21
militants cambodgiens en 1949, 300 en décembre 1950 et 1500 en 1952. Les
sources françaises comptabilisaient 150 Cambodgiens sur 1734 membres en 1951,
150 toujours en 1952 sur un total de 1934, et pas plus de 400 en 1954 [34].
Dans la capitale, la mèche révolutionnaire peinait à
s’allumer. Le 11 septembre 1951, le « Comité communiste pour Phnom Penh » créé en août 1950 à
l’initiative de Son Ngoc Minh indiquait que
les bonzes progressistes, malgré l’application de la propagande, n’avaient pas
encore réussi à intégrer des membres Issarak de Saang ni pu présenter de candidats cambodgiens au Parti.
Seulement des Vietnamiens [35]. En 1951, un cambodgien était devenu commissaire aux
affaires courantes du Comité des cadres de la Ville de Phnom
Penh et responsable du Comité des Démarches. Il
s’agissait de Keo Meas qui
allait devenir l’unique candidat du Pracheachun en 1957, avant de fuir, probablement, au
Vietnam, et d’accompagner Saloth Sar / Pol Pot, avec
qui il semblait très lié, au Nord-Vietnam et en Chine
en 1965-66. Meas semble avoir été très lié à Saloth Sar, mais cela ne lui évita pas d’être l’un des
premiers cadres purgés par la révolution en septembre 1976. Le « Comité des
Démarches de la Ville de Phnom Penh »
mis en place en août 1950 par le Comité Central de Libération avait pour but
d’unifier les mouvements Vietminh épars, et de regrouper en syndicats
professionnels ou en divers groupements les cellules de travailleurs, de
fonctionnaires, d’élèves, de femmes, de Chinois et de Vietnamiens émigrés. Le
but était de former, à partir de ces syndicats ou groupements, des « comités
administratifs », puis de réunir ceux-ci au sein d’un Comité de Libération
comme il en existait à l’échelon du secteur à l’intérieur du Front Issarak. Une fois ce Comité de Libération créé, le Comité
des Démarches devait disparaître. Mais ledit Comité fut dissous le 31 juillet
1952, après que le Service de Sécurité du Haut Commissariat eût arrêté nombre
de ses membres. L’admission au Parti obéissait pourtant à des règles supposées
empêcher toute infiltration ennemie : elle était prononcée après une « période
probatoire », et uniquement « sur
présentation de parrains au cours d’une cérémonie où ils prêt[aient]
serment devant le Comité des Cadres » [36].
Cette faiblesse de l’organisation et ce manque de
réceptivité du Parti au sein de la population a amené
les combattants Issaraks proches du Vietminh à
rejeter tout recours au sabotage et au terrorisme. Selon les autorités
françaises, il était même « à peu près établi » que l’assassinat du gouverneur
Raymond le 29 octobre 1952 avait été « commis à l’instigation d’un personnage
secondaire du Comité des Démarches inspiré par les hauts faits des volontaires
de la mort au Nam-Bô. Les dirigeants Viêt-minh avaient été visiblement surpris et gênés par cet
attentat prématuré qu’ils tentaient depuis lors d’attribuer à un
« patriote Issarak » [37].
Au sujet de la difficulté à recruter en ville, il est
instructif de relater un compte-rendu d’une Conférence relative aux démarches
entreprises auprès des émigrés chinois, tenue le 12 mai 1951. Keo Meas y établissait
des « Constatations sur la valeur qualitative des activités » : « Au point de
vue politique nous avons suivi impeccablement les voies de la Nouvelle
Démocratie ». Dans le cadre de ses activités éducatrices, le Comité des
Démarches faisait en effet étudier aux syndicats de travailleurs chinois les
œuvres de Mao La Nouvelle Démocratie
et La voie des masses. En septembre
1951, le Comité prévoyait l’édition de brochures intitulées Les voies de la masse, L’idéal des masses,
Travaux secrets dans la ville, et, pour attirer l’attention des cadres sur
leurs erreurs, un ensemble de brochures sur la « Réforme des mœurs »,
« L’individualisme », « L’héroïsme », les « Travaux d’organisation » et le
« Travail des cellules ». L’avènement
de la révolution Chinoise s’était modérément répercuté au Cambodge, et il est
significatif de constater que c’est le Vietminh qui fit connaître à ces Chinois
les premiers textes de Mao. Le compte-rendu d’une conférence tenue le 12
juillet 1951 sous la présidence de Keo Meas retraçait ce qu’était le niveau politique des
adhérents chinois:
« Quelques uns se réclament de la Révolution chinoise,
reconnaissent que l’impérialisme français est ennemi des ouvriers, ne
comprennent pas la révolution cambodgienne ni le rôle important joué par les
ressortissants chinois en son sein. Bien qu’ils aient conscience de la lutte
des classes, la balance, chez eux, est en faveur de la race, leur sentiment
révolutionnaire est développé mais leur ardeur pour la lutte des classes est
tiède » [38].
De même, un mouvement de Jeunesse d’Emigrés
Chinois créé indépendamment du Vietminh en décembre 1951 par les communistes
d’une Commission des Chinois d’Outre-mer basée à
Swatow en Chine (zone de provenance de la majorité des Chinois du Cambodge
issus à 70 % du groupe dialectal Teochew [39]), devait par nécessité « travailler à la remorque
des organisations Vietnamiennes mieux organisées » [40].
Il est probable que d’autres figures du P.C.K. ayant
milité à Phnom Penh avant
de partir au maquis se firent la même opinion sur les ouvriers des villes - rarement
khmers - , et cherchèrent en priorité la droiture idéologique
parmi les paysans. En 1956, certains actes de violence touchant les milieux
chinois étaient imputés par l’ambassade chinoise à des « agents de la IVe Internationale venus de Malaisie » que
les autorités de Pékin n’auraient jamais soutenus. Le numéro de Réalités cambodgiennes du 13 octobre
1956, pas entièrement crédule, y voyait cependant la patte de jeunes durs
chassés des maquis malais [41]. En 1970,
un cadre khmer allait se rendre compte que pour établir de nouvelles
administrations politiques dans les villages, les cadres Chinois d’Outre-Mer n’étaient pas à la hauteur des difficultés et des
tâches demandées pour un tel travail [42]. « L’audace est paysanne », disait-on à Phnom Penh en 1976
[43].
Avant de venir en France et d’être politisés, bon nombre
d’étudiants étaient passés par des pagodes. Cela n’a rien de notable. Au
Cambodge, depuis longtemps, l’enseignement primaire était dispensé par les
bonzes dans des « écoles de pagode ». Une ordonnance royale avait rappelé en
1911 aux parents qu’il étaient tenus d’y envoyer tous les garçons d’au moins
huit ans. Et ensuite, le « protectorat » français s’était efforcé de les rénover
[44]. La plupart des enfants ne passaient que quelques mois
dans ces pagodes pour y psalmodier des textes peu compréhensibles. L’élite
intellectuelle y passait davantage de temps. Mais cette formation n’était pas
forcément dispensatrice d’éveil intellectuel et politique. Si les premiers
combattants indépendantistes et révolutionnaires étaient souvent sortis d’une
école de Pali, les bonzes servaient en général tous les pouvoirs en place [45]. Pour ce
qui est des futurs chefs du P.C.K., parler de formation religieuse serait
beaucoup dire, car, hormis pour Ta Mok, leur séjour
dans une pagode ne dura souvent que le temps nécessaire à l’apprentissage de la
lecture. Saloth Sar / Pol Pot, qui fut pratiquement
toujours dans des écoles où les cours étaient dispensés en français, n’est allé
à la pagode du Wat Unalom
près du Palais royal que moins de deux ans, à l’âge de six-sept
ans, ou bien trois ans, à l’âge de sept à dix ans [46].
Les Cambodgiens de l’élite politique et économique
apprenaient le français très tôt. Après avoir suivi leur scolarité dans cette
langue au collège, ils la maîtrisaient déjà bien en entrant au lycée. Une
proportion importante de futurs communistes étaient sortis du lycée Sisowath de Phnom Penh : Ieng Sary, Hou Yuon, Toch Phoeun, Rat Samoeun, In Sokan, Ok Sakun, Thiounn Prasith, Suong Sikœun, Keat Chhon, Ros Chet Thor. Le lycée Sisowath avait
été le lieu de quelques mouvements revendicatifs ou contestataires : en février
1952, des élèves avaient protesté contre l’acceptation sans diplômes de
certains élèves vietnamiens venus de l’école Miche ; en juin 1952, des
manifestations avaient éclaté contre le coup d’Etat «
légal » ; en décembre 1952 les élèves s’élevaient contre le favoritisme et pour
la construction d’autres écoles, l’accroissement du nombre de maîtres, la
réouverture du Collège technique (fermé après des protestations contre
l’attitude autoritaire du surveillant général), et celle de l’Ecole normale (les normaliens demandaient un passage direct
d’une classe à une autre sans passer de concours). On sait que Ieng Sary y aurait organisé des
manifestations en 1949. En octobre 1953, Keat Chhon avait été convoqué auprès du censeur parce que des
élèves avaient voulu célébrer la fête de Kathen
malgré l’interdiction qui en avait été faite. Toutefois, Chhon
ne faisait pas partie des meneurs. Le 17 janvier 1953, Sok-Khem,
« Toch Kham Doeurn » (18 ans) et
« Keath-Chhorn » (19 ans) avaient été déférés au
parquet pour une affaire de tentative d’assassinat commise le 8 janvier 1953 au
lycée. En fait, les deux derniers élèves n’étaient convoqués que comme prévenus
libres et ne firent par la suite que l’objet d’une surveillance. Il est
peut-être piquant de constater que c’est notamment en réaction à un prétendu
attentat contre le lycée Sisowath que Sihanouk décida
de dissoudre l’Assemblée Nationale le 13 janvier 1953
et de déclarer la Nation en Danger, avec ce que cela supposait d’extension en
matière de procédures policières [47].
Avant d’arriver en France, Saloth
Sar / Pol Pot avait été nationaliste, confiait-il à un journaliste. Selon Keng Vannsak il aurait
d’abord milité au Parti Démocrate, lors des élections de 1947, aux côtés de Ieng Sary [48]. Marie-Alexandrine Martin
rapporte cependant, sans doute d’après Keng Vannsak, qu’il aurait lu le Manifeste de Marx et Engels avant
de partir en France, preuve selon elle qu’il fut initié aux idées marxistes
avant d’arriver à Paris. Mais il semble, selon d’autres sources, que Ieng Sary ne fit la connaissance
de Saloth Sar qu’à Paris et il n’apparaît pas que Sar
ait connu dès cette époque Rath Samoeun,
un des premiers communistes cambodgiens selon M.-A. Martin. On peut également
se demander si le seul fait d’avoir lu le
Manifeste au Cambodge, alors que Sary et Samoeun étaient formés par les membres du Parti Démocrate -
proches du Parti radical socialiste ou du Parti Socialiste français - faisaient
d’eux de vrais communistes. A l’époque, ce n’était pas le communisme, mais le
mouvement Démocrate qui animait les grèves et les manifestations étudiantes, et
repérait les étudiants les plus actifs qui méritaient de partir à l’étranger
dotés d’une bourse. L’étude des tracts distribués en mai 1952 et conservés dans
les archives laisse à penser que les manifestations étudiantes de la capitale
étaient presque entièrement organisées par les partisans de Son Ngoc Thanh et non par « l’Association Khmère Issarak »
[49]. Il est donc permis de croire Pol Pot lorsque celui-ci
confiait qu’en France le journal L’Humanité l’avait d’abord effrayé.
Un document atteste cependant du fait que le terme
« communisme » circulait parmi les étudiants. Le 5 mai 1950 un
certain « Sieu An » (selon la transcription
dactylographiée, mais il s’agit sans doute de Sien An) adressait, de la régie nationale de Phnom Penh, une lettre destinée à
Tep Saravouth domicilié à la Maison d’Indochine (cf. document 4). Tep Saravouth
était parti en France en 1948 pour étudier la comptabilité. D’après les
renseignements français, il s’était converti, au communisme en juillet 1950 et
avait participé au festival de Berlin-Est en août 1951 avant de regagner le
Cambodge en 1953. La lettre témoigne que des jeunes comme Ieng
Sary et Rath Samoeun étaient
« attirés par le communisme » par opposition au régime politique en place
au Cambodge, et approuvaient les statuts « d’inspiration communiste »
du nouveau Parti du peuple (Kanac Reastr) créé par Sam Sary et son père Sam Nhean le 27 mai 1950. Selon une note des renseignements
français du 20 avril 1950, Nhean voulait donner un
programme « socialiste » à ce parti. Il s’agissait de relever le
niveau de vie des ouvriers et surtout des paysans, de lutter contre les abus
administratifs favorisés par le Parti Démocrate comme l’attribution de soldes
trop élevées et l’utilisation de voitures de fonction à des fins personnelles.
Mais peut-être était-ce là pour Sam Nhean une façon de se refaire après avoir été forcé de
démissionner du Parti Démocrate en 1948 pour une histoire de vente illicite de
fil de coton [50]. Ministre
des cultes et des Beaux-Arts, il défendait
l’extension du bouddhisme et recrutait ses partisans parmi les achars (laïcs)
des pagodes. Les jeunes attirés par le Parti du Peuple ne l’appréciaient guère.
Ils lui préféraient son fils Sam Sary,
véritable animateur du parti, pourvu d’une licence en droit à Saïgon et diplômé de l’Ecole des
Sciences Politiques de Paris, revenu au pays en avril 1950. Notons que Sam Sary devint par la suite
vice-président du Haut Conseil Royal (1956), ambassadeur du Cambodge à Londres
(1958) avant d’être accusé par Sihanouk en 1959, de mener un complot avec Dap Chhuon et Son Ngoc Thanh aux mains des
puissances occidentales. En septembre 1977, Pol Pot allait le classer parmi les
traîtres de la C.I.A. Sans doute n’avait-il jamais été véritablement progressiste.
Lorsqu’en janvier 1951, le Kanac Reastr s’opposait au gouvernement du prince Monipong, oncle de Sihanouk, le Parti était classé par les
renseignements français à l’extrême-gauche. Son
programme ne prévoyait que de développer l’enseignement et le commerce, de
créer des banques de crédit, de ne pas surcharger les pauvres en impôt,
d’envisager le retour des territoires annexés, de lier amitié avec les pays de
l’Est et d’entretenir de bonnes relations avec la
France « qui est capable de nous conduire à nos buts » (c’est-à-dire,
selon les fonctionnaires français en place, de financer les grands travaux
prévus et d’assurer les finances d’un programme jugé démagogique). Quant aux
statuts, ils restaient volontairement allusifs, assurant souhaiter « servir
le Roi et le peuple », « maintenir l’idéologie démocratique »,
assurer la grandeur de la Nation et n’aspirer « ni au succès électoral
pour arriver au pouvoir, ni conduire le peuple à aller rapidement de
l’avant ». Il est donc possible que des conceptions du communisme se
fussent exprimées au sein de ce Parti et qu’elles consistaient au moins à
tendre la main aux démunis, à lutter contre la corruption, et à créer une
économie moderne.
S’ils venaient en France, ajoutait Sien An dans sa
lettre, Ieng Sary et Rath Samoeun, ses « anciens camarades de classe de
philosophie », seraient du côté de « Mao Chhay »
comme il le leur avait recommandé. A Phnom Penh, beaucoup d’étudiants avaient « très bien
compris » ce dernier. Il y a peut-être ici confusion dans l’orthographe du
nom. En juillet 1950, les Renseignements Français indiquaient sans plus de
précisions à propos du lieu de résidence de Mao Chhay
que celui-ci avait donné son appui moral au Kanac Reastr tout en souhaitant rester
indépendant. Mao Chhay, fondateur du Parti Nord-Est victorieux (Eysan Mean Chey), en
février 1951, aurait souhaité saboter les élections d’août 1951, et gagner le
maquis en cas d’insuccès de son Parti. En janvier 1953, il avait rallié Sihanouk
comme Secrétaire d’Etat à l’Action
Sociale et aux affaires paysannes, ce qu’il était encore en 1956. Nord-Est victorieux avait l’appui du chef de bande Issarak Dap Chhuon,
et attirait à lui la plus grande partie des députés du Parti Redressement National
de tendance monarchiste. En mai 1959, le protégé de Dap
Chhuon, alors expert au bureau des Affaires
Populaires du Palais Royal avait financé le voyage de deux délégués pour une
conférence internationale de dockers à Tokyo, où les conditions de travail des
dockers cambodgiens (d’origine chinoise ou vietnamienne) furent dénoncées comme
étant voisines de l’esclavage, au grand scandale du Palais [51].
Sien An avait
peut-être en tête Mau Say plutôt que Mao Chhay. Il expliquait que la majorité des étudiants de la
prochaine promotion rejoindraient l’A.C.F. (l’Amicale des Cambodgiens de France) car ils « connaiss[aient]
le caractère de Ea-Sichau ». A la lecture du
bulletin de l’Association des Etudiants Khmers
(A.E.K), il apparaît que l’Amicale des Cambodgiens de
France avait été créée après l’exclusion de l’étudiant Mau
Say par l’assemblée de l’A.E.K. présidée par Ea-Sichau. En tant que représentant des Cambodgiens
résidant au Pavillon d’Indochine, Mau Say avait émis
le souhait, avec cinq ou six camarades, de fêter le Nouvel An dans le Pavillon,
ce à quoi s’étaient opposés la majorité des Cambodgiens pour qui la salle de
réception n’était pas propice à une fête cambodgienne et qui estimaient que le
public risquerait de confondre les peuples khmer, laotien et vietnamien.
Prenant prétexte de défauts de procédure dans les convocations à une Assemblée
Générale, Mau Say refusa d’y assister. Les relations
s’envenimèrent avec le reste de l’A.E.K. qui mit son
attitude sur le compte d’une incompatibilité d’humeur. De caractère prudent et
timide, nous dit Douc Rasy, Mau Say avait avancé
qu’on ne trouvait pas à Paris de maison de style cambodgien et que le pavillon
d’Indochine était en partie subventionné par le gouvernement cambodgien. Mau Say claqua pourtant la porte avec Douc
Rasy et Phrong Tass à qui
l’A.E.K. avait refusé le droit à la parole. Au nom de
la majorité, l’A.E.K. n’avait pas laissé la minorité s’exprimer [52]. L’exclusion de Mau Say
fut votée par 68 voix contre 8 et 8 abstentions. A la suite de l’incident, Douc Rasy fâché avec l’A.E.K., fut dénoncé à la police comme communiste, convoqué
à la D.S.T., mais il ne fut nullement inquiété et sortit en bon terme avec le
commissaire, puis fut invité à prendre le thé par un prince qui le mit au
courant des dénonciations. Jugeant l’attitude de l’A.E.K.
contraire aux droits de l’homme, il créa l’Amicale
des Cambodgiens de France en 1950. L’association ne raisonnait pas en termes de
droite et de gauche. Ce n’est que plus tard qu’elle défendit un projet
monarchique de type anglais. Mau Say resta quelques
années à l’A.C.F., mais selon le chef des services de
la Police cambodgienne, il aurait disparu quelques temps après la dissolution
du gouvernement Huy Kanthoul pour rejoindre le camp rebelle. Plus tard, il fut
secrétaire général du haut Conseil du Roi, Commissaire Général de la Jeunesse
socialiste Royale Khmère, ministre du budget en 1955, de l’Education
Nationale en 1957, de l’Information et du Plan en
1958, responsable d’un comité de relèvement du standing de la ville de Phnom Penh, membre du Haut
Conseil du Trône et ministre de la République Khmère. Dans les années soixante,
il était brocardé par les communistes comme faisant partie de la clique d’extrême-droite « Lon Nol-Tioulong-Mau Say-Sirik Matak » à la solde des Américains.
La lettre de Sien An indiquait
qu’il rejoignait avant tout l’A.C.F. par opposition à
Ea Sichau. Mais il est
aussi possible qu’il ait pu voir en Mau Say un progressiste
car celui-ci avait fait paraître en avril 1949 dans le numéro 5 du bulletin de
l’A.E.K. (envoyé au Cambodge) d’originales Réflexions sur la possibilité d’une nouvelle
organisation agricole au Cambodge. Mau Say y
rejetait les modèles américain, canadien et d’Europe Centrale pour leur
préférer le modèle soviétique basé sur le sovkhoze et le kolkhoze qui
« nous montr[ait] comment il faut s’y prendre ». Le modèle
américain d’agriculture extensive supposait de vastes terres, des machines et
des exploitants techniciens, ce qui n’était pas
envisageable dans un proche avenir. Et pour l’exploitation intensive, les
paysans cambodgiens manquaient d’éducation technique et leurs terres étaient
trop morcelées pour leur assurer la subsistance en cas d’investissements dans
les engrais et les machines. Seule la « sagesse » de l’Etat
permettrait, à la manière soviétique de montrer aux paysans comment administrer
un domaine. Suivait un cours sur l’organisation financière, démocratique des
kolkhozes et des sovkhozes qui servaient de « ferme-pilote » ou
d’ « école technique ». En vingt ans, le niveau de vie s’était
amélioré et la production avait triplé voire quintuplé. Des paysans étaient
même devenus millionnaires en souscrivant à des emprunts d’Etat.
« L’heure press[ait] de transformer nos campagnes en coopératives
agricoles » et de multiplier les crédits fonciers et les coopératives de
ventes et d’achats, en ville également, « pour combattre les usuriers et
les intermédiaires étrangers qui grugent nos paysans » assure-t-il. Seul
l’Etat, et non un organisme privé (habilité seulement
à prêter des capitaux aux paysans) pouvait mener ces
réformes, « car c’est lui seul qui possède les ressources nécessaires avec
sa fortune, ses pouvoirs et son cerveau pensant ».
A en croire un rapport de la Préfecture de Police de
Paris rédigé en décembre 1956, Sien An aurait joué un
rôle de propagandiste actif, car In Sokan, domicilié à la Maison d’Indochine depuis le 17 novembre
1952, adhérent de l’A.E.K. avant sa dissolution de
février 1953, puis président de l’U.E.K., aurait été
« endoctriné avant son départ de Phnom Penh, par le militant communiste Sien-An » [53]. En France, Sien An quitta l’A.C.F. pour rejoindre l’A.E.K. de
Hou Yuon. Son adhésion au communisme vint rapidement : membre
de la cellule du P.C.F. de la Maison d’Indochine, il repartit en 1953 pour
prendre le maquis à Kampot. Mais les opinions des
Cambodgiens vers 1950 ne doivent pas être considérées comme très affirmées,
nous a remarqué Douc Rasy. Ainsi le correspondant de Sien An, Tep Saravouth, qui était à l’A.C.F.
tout en étant qualifié, comme souvent par les services français, de communiste,
donnait l’impression de s’engager davantage en politique par distraction que
par conviction.
Il semble donc difficile de classer politiquement les
membres de l’A.C.F. Son Sen et Chau
Seng firent aussi partie, jusqu’en 1949, de cette
association qui regroupait bon nombre d’étudiants normaliens. Ensuite, ils
rejoignirent les anti-colonialistes de l’A.E.K.,
probablement plus engagés dans les questions politiques. L’engagement de Khieu Samphan débuta également en
France. Tant qu’il était à Phnom Penh
jusqu’en 1953, il écoutait les positions de camarades pro « Viêt-minh » (tels qu’on les appelait dans les villes)
et démocrates (tels Sau Ngoy,
fusillé dans les années soixante en tant que Khmer Serei)
sans s’engager. « Tout cela était trop “ politique ” pour
moi », a-t-il confié. Il préférait préparer ses examens. En France en
revanche, « les ouvriers et les étudiants étaient très politisés et très
dynamiques. On était presque porté à croire qu’une grande révolution allait se
produire » [54].
[1] Hans Magnus Enzensberger, Les rêveurs de l’absolu. Ed. Allia, 16, rue Charlemagne, Paris IVe, 1998, p.15. Ce livre traite des
révolutionnaires russes du XIXe siècle.
Réédition partielle de Politique et
crime, Gallimard, 1967.
[2]
Pierre Kropotkine, La grande Révolution: 1789-1793. Stock, 1912 et 1976. p.560.
[3] Radio
[4] Radio
[5] L’approche la plus sérieuse jusqu’à présent
était celle de Chandler, à partir d’entretiens, dans Pol Pot frère numéro
un et The Tragedy
of Cambodian History. Dans la préface des Pierres crieront, le philosophe Jean-Marie Domenach
indiquait que les « Khmers rouges » étaient venus au communisme sous
l’influence de disciples de Louis Althusser. En fait, on peut juste subodorer
que son influence a été plus précoce et directe. Althusser, devenu, en
1948, à la fois membre du P.C.F. et tuteur d’étudiants préparant l’agrégation
de philosophie à l’école normale supérieure, a, dès lors, eu une influence sur
certains d’entre eux tels Michel Foucault (Jean-François Sirinelli,
« Les normaliens de la rue d’Ulm après 1945 : une génération
communiste ? », Revue
d’histoire moderne et contemporaine, tome XXXIII, 1986, pp.576-7).
Peut-être que Keng Vannsak
l’a rencontré lorsqu’il logeait rue d’Ulm. Toutefois, Althusser a pu aussi
directement croiser, dans les années cinquante, dans la rue Royer-Collard, des
Cambodgiens qui s’y nourrissaient dans un foyer tenu par un
Chinois puisque lui-même y donnait rendez-vous dans un « restaurant »
chinois. Il n’était toutefois pas aussi doctrinaire ni surtout aussi influent
que dans les années soixante (Jean-François Revel, Mémoires, Le voleur dans la maison vide, Plon, 1997, p.210).
[6] Jean-Pierre Gomane, L’exploration du Mékong, la mission Ernest Doudart de Lagrée-Francis Garnier
(1866-1868), l’Harmattan, 1994, pp.39-40. L’Armée Française
en Indochine, Paris, Imprimerie Nationale, 1932, collection « les Armées
françaises d’Outre-Mer » (à l’occasion de l’exposition coloniale internationale
de Paris), pp.69-73. Emile Rémy et Henri Arnaud, Histoire de l’établissement du protectorat français au Cambodge, Grenoble,
sans mention d’éditeur, 1897. Jean-Claude
Pomonti et Serge Thion, Des
courtisans aux partisans, Gallimard, 1971, p.10.
[7] Dr.
A Pannetier,
Notes cambodgiennes, au cœur du Pays
Khmer, Cedoreck, 1983, pp.32, 40, 66, 69, 137. S.
Thion et M. Vickery, « Cambodge : problèmes de la
reconstruction », ASEMI, vol. XIII, 1-4, 1982, (http://www.abbc.com/totus/1981-1990/149CCambodgereconst.html).
[8]
[9] Chandler, The Tragedy of..., pp.31-2, 39 (traînage de pieds de la part de l’administration coloniale »).
[10] Phouk Chhay, op. cit. p.170, citant « Institutions Constitutionnelles et Politiques au Cambodge », p.66.
[11]
[12] Michael Leifer,
[13] Vickery, « Looking Back … », in Kiernan & Boua, Peasants and …, pp.92-96. Chandler, The Tragedy of..., pp.57-60.
[14] CAOM, Indochine, HCI//292/816, rapport du
commissaire de la république française sur les événements du 15 juin 1952 au
Cambodge. Note quotidienne n°144, Commissariat Général de France, tract du 16 juin
1952.
[15] Vickery, « Looking back at
[16] Archives Nationales du Royaume du Cambodge, Notices, speeches, etc.
1950’s. Min. Interior, Corres.
et sujets divers, 1952. Archives du S.H.A.T. à
Vincennes, 10 H 5588, Relations franco-khmères,
Cambodge, évolution politique, juillet 1952. CAOM, Indochine, HCI//292/816,
rapport du commissaire de la république française sur les événements du 15 juin
1952 au Cambodge. Pour le coup de main armé de la France, Chandler, The Tragedy of...,
pp.62-63.
[17] Phung Ton, La crise
cambodgienne,thèse
de droit, 1954, p.87.
[18] Ibid.,
p.88
[19] Phung Ton, La crise cambodgienne,thèse de droit, 1954, p.88.
[20]
[21] Lettre à l’auteur, 23 octobre 1998. Douc Rasy, professeur de droit à la faculté d’Amiens et
actuellement éditorialiste du Salut Khmer,
est l’auteur d’une thèse de doctorat en droit sur Les frontières de la faute personnelle et de la faute de service en droit
administratif français (Paris, 1957). Chef de file d’une « droite
progressiste » (Michael Vickery, « Looking back at Cambodia »), rédacteur de
Phnom-Penh Presse, il fut une des bêtes noires de
Sihanouk jusqu’après 1970 (voir un Message
aux intellectuels servant le régime de Lon Nol). Extraits
de la Constitution dans Phung Ton, Philippe Preschez, op. cit., p.51.
[22]
[23] Archives du ministère des Affaires Etrangères, Asie Océanie 1944-1955, sous-série Indochine, n° 399, dossier « Le communisme en Indochine, Rapport du Commissariat Général de France en Indochine », n° 719/DGR du 1er mai 1954.
[24] K. M. Quinn, The Origins and development of radical cambodian communism, 1982, Ph. D., citant
« Conversation with Sieu Heng, co-founder of the Indo-China Communist Party », U.S. Department of State : US Embassy
Phnom Penh, Andrew Antippas, february
17, 1972.
[25] Archives du S.H.A.T., 10 H 5588, Exposé relatif à la révolution khmère
par Nguyen Thanh Son, 1950. Livre
Noir, sept. 1978, p.13.
[26] Thomas Engelbert, « Les
difficultés des communistes vietnamiens pour créer un mouvement révolutionnaire
au Cambodge (1945-1954) », in Du conflit
d'Indochine aux conflits indochinois, sous la direction de Pierre Brocheux, Complexe, 2000, pp.125 (sur Chan Samay), 137-140 (Voir archives du SHAT 10 H 284). Quinn citant
Bernard Fall, The Vietminh regime,
[27] Bernard Fall,
Le Viet-minh,
Ibid. Archives Nationales du
Royaume du Cambodge. Min. Interior, Correspondance sujets divers, 1950-1952, régime
de presse 1951. Dossier Classer Instance. Service de Sécurité au Haut-Commissariat au Cambodge, 11 juin 1951, d'après les
déclarations de Pham Van Tung,
secrétaire au Bureau de l'Etat-Major du Secteur Est-Cambodge.
[28] Ben Kiernan, How Pol Pot came
to power, 1985, p.125.
[29] « La victoire est acquise grâce à un parti politique
dirigeant », Issarak,
n°18, 1951, Archives Nationales du Cambodge, Min. Interior,
correspondance, sujets divers 1950-1952, régime de presse 1951. Tracts rebelles
(Traduction, Suong Sikœun).
[30] « Speech by Pol
Pot », S.W.B., Monitoring
services of the BBC, 1 oct. 1977.
[31] Revolutionary Flag,
sept.-oct. 1976. Communication de S. Heder, 20 juin
2000, d'après la confession de Kaev Meah. Livre Noir, p.21,
n.1 : le « Parti du peuple révolutionnaire n’a existé que de
nom ». En 1990, David Chandler pensait que la date de fondation du 30
septembre 1951 avait été prise en 1971 (The Tragedy of Cambodian History…, p.359).
[32] Thomas Engelbert, « Les
difficultés des communistes vietnamiens... », p.147, (la composition du Comité
central est tirée de sources vietnamiennes datant de 1985). Steve Heder nous a signalé, le 20 juin 2000, que Nuon Chea était retourné
au Cambodge en août 1950 pour être chargé d'activités de propagande dans le Nord-Ouest, qu'il n'y avait pas alors de Comité Central, et
que leurs supposés membres n'étaient pas au « Comité de maniement des
affaires » dirigeant (sa traduction de Ban Can Su - « comité des cadres » selon
Engelbert et Fall) ou au
Comité de Mobilisation. André Tong, op.cit., note que Sieu Heng était
secrétaire général depuis le 3 mars 1951, un mois après avoir assisté à la
tenue du 1er congrès du nouveau Parti vietnamien.
[33] C.A.O.M., Aix-en-Provence, Indochine, Haut
Commissariat en Indochine, Service de Protection du Corps Expéditionnaire,
n°107, Note de la Direction des Services de Sécurité du H.C. sur l'organisation
politique et administrative du Vietminh au Cambodge, datée de décembre 1952,
Annexe III, Plan d'action et d'organisation du P.C. Cambodgien (fragment d'un
document rédigé en langue vietnamienne).
[34] Pour les sources vietnamiennes, Thomas Engelbert, « Les difficultés des communistes vietnamiens pour
créer un mouvement révolutionnaire au Cambodge (1945-1954) », in P. Brocheux, Du conflit
d'Indochine aux conflits indochinois, op. cit., 2000, p.148.
Pour les sources françaises, « Rapport Général du IIe
congrès du PCI » cité dans les Archives
du ministère des Affaires Etrangères, Asie Océanie 1944-1955, Sous-série Indochine, 399, Dossier Le communisme en Indochine, Rapport du Commissariat Général de France
en Indochine, n° 719/DGR du 1er mai 1954 et François Joyaux, La Chine et le règlement du premier conflit
d'Indochine, Genève 1954, 1979, p.222 citant les Archives du Ministère des
Affaires Etrangères, note de juin 1954, Indochine, § B, « Les gouvernements
fantômes Pathet-Lao et Khmer Issarak
».
[35] Ben Kiernan, How Pol Pot came to power …, 1985,
Verso, London, p.117, à partir du CAOM, Cambodge, 7F 29(2), « Note
sur l'organisation politique et administrative Viet-minh
au Cambodge », Direction des services
de sécurité du Haut Commissariat à l'Indochine, décembre 1952, p.17.
[36] CAOM, Etude sur le « Comité des Démarches de
la ville de Phnom Penh »,
14 mars 1952, p.6 et dossier de 1953, note du 19/XI/1952.
[37] C.A.O.M., Aix-en-Provence, fonds Indochine, Service
de Sécurité du H.C.I., S.P.C.E. n°107, étude sur le « Comité des Démarches de
la ville de Phnom Penh »,
14 mars 1952, p.23.
[38] Etude sur le «
Comité des Démarches de la ville
de Phnom Penh », 14 mars
1952, op.cit.
[39] Pierre Trolliet, La diaspora chinoise, Que sais-je ?, PUF, 1994, pp.30, 49.
[40] Ben Kiernan, How Pol Pot came
to power, p.118.
[41] Archives du ministère
des Affaires Etrangères, C.L.V., Cambodge, n°20, parti « Pracheachon ».
[42] Synthèse des confessions de Kae
Keum Huot alias
Sot, par Steve Heder.
[43] Témoignage dactylographié de Laurence Picq, p. 100.
[44] Sur l’enseignement, voir Rémy Prud’homme, l’Economie du
Cambodge, pp.181-183. Sur l’ordonnance de 1911, François Bizot, Le figuier à
cinq branches, recherche sur le bouddhisme khmer, EFEO, 1976, p.13. En
1959-1960, dans un hameau de 160 paysans à 30 km au Sud-Ouest de Phnom Penh, 75 % des hommes de plus de 17 ans avaient été bonzes
plusieurs mois ou plusieurs années, afin de s’éduquer et d’acquérir du mérite
(May Ebihara, « Revolution and reformulation in kampuchean
village culture », in Ablin & Hood Cambodian agony, M.E. Sharp Inc., Armonk, N.Y., London, 1990, p.21).
[45] J.-C. Pomonti et S. Thion , Des courtisans aux partisans, Gallimard, 1971, p.35.
[46] David Chandler, Pol Pot...,
p.25. Interview de Saloth
Nhiap, frère de Saloth Sar,
par Henri Locard .
[47] Archives Nationales cambodgiennes. Philipppe Preschez, Essai sur la démocratie au Cambodge, 1961,
p.51.
[48] Far Eastern Economic Review,
30 octobre 1997. David Chandler, Pol Pot, op. cit.,
p.48.
[49] Ben Kiernan, How Pol Pot came
to power, 1985, p.118.
[50]
[51] Archives du CAOM et du ministère des Affaires Etrangères.
[52] Entretien avec Douc Rasy, président de la Ligue
Cambodgienne des Droits de l’Homme et du Citoyen
en France, 2 décembre 1998.
[53] « Rapport de la Préfecture de Police de Paris,
décembre 1956 », in Associations
d’étrangers, « Activités de l’U.E.K », Archives
Contemporaines de Fontainebleau, cote 84 00 83, art.37.
[54] In Sopheap, Khieu Samphân, agrandi et réel, 2001-2002, version dactylographiée, pp.22-26.